Rencontres : gérer les interactions

Faut-il résoudre une rencontre à enjeu par le roleplay et/ou un jet de compétence ? Question épineuse qui divise les rôlistes. Même s’il est possible que chacun trouve sa méthode – tant que le plaisir du jeu est là – je voudrais plaider pour les règles telles qu’elles sont écrites.

Denethor

De la gestion des rencontres dans le jeu de rôles

Certains systèmes (beaucoup ?) ne proposent pas de règles dédiées pour gérer les rencontres, qu’il s’agisse de leur donner un rythme ou d’appréhender leur résolution voire leurs conséquences.

Ce vide invite assez naturellement à se baser sur le roleplay des joueurs pour diriger la rencontre, en tant qu’ingrédient principal : peu importe qu’on ajoute des jets de dés, la pierre angulaire restera la prestation orale du joueur, et le jet de compétence associé viendra la plupart du temps recentrer celle-ci par rapport aux capacités orales du personnage. Voilà qui peut être frustrant pour tout le monde autour de la table :

  • ne pas se sentir récompensé pour sa prestation à cause d’un jet de dé raté,
  • se sentir frustré qu’un joueur abuse de son éloquence alors que son personnage n’en dispose pas, etc.

On peut se passer des jets de dés, tant que cela correspond à un contrat passé entre les joueurs et le maître de jeu (indépendamment de ce que le jeu propose). On peut « trahir » un système qui a été pensé pour simuler un univers précis. Rien de condamnable à cela, après tout ce ne sont que des « jeux » de rôles (et cet article s’adresse donc plutôt à des « simulationistes »).

D’accord. Mais dans un univers comme la Terre du Milieu qui met en place des interactions culturellement codifiées et qui en fait un élément important de ses histoires, comment faire mieux que « fais-moi un jet de compétence pour savoir si tu as réussi » ? Comment rendre cela à la fois plus intéressant et plus interactif ?

De mon expérience personnelle, je remarque que les joueurs ne font pas montre d’une grande imagination dans leurs approches orales lorsque aucune règle ne les aide, et même, qu’ils se retirent de l’immersion en parlant comme le ferait quelqu’un d’aujourd’hui : de manière raisonnée.  Pas franchement idéal pour simuler un univers médiéval. Les paroles des joueurs ne tiennent compte que de leur mission et n’intègrent plus l’univers dans lequel ils sont. C’est une quête confiée à des gens d’aujourd’hui, non plus une quête confiée à des personnages fictifs issus de la diégèse, comme une faille dans le quatrième mur, que je trouve personnellement très désagréable…

Comment réintégrer le folklore, les intérêts culturels, le caractère des personnages… au sein de la partie sans être pour autant des acteurs·trices confirmé·e·s ?

Voyons ce que L’Anneau Unique nous propose…


La Tolérance

Introduction

Avant même de lancer la Rencontre, une étape de mise en place est nécessaire afin de clarifier les rapports entre la compagnie et son interlocuteur, sous la forme la forme d’une jauge déterminée en fonction des deux camps et permettant de mesurer la bonne volonté de l’interlocuteur à poursuivre la conversation : la Tolérance.

Le principe général consiste à décrémenter cette jauge à chaque échec aux dés. Une fois cette jauge vidée, la conversation est sur le point de se terminer.

Le contexte et l’interlocuteur

Un PNJ n’est pas une IA qui répète en boucle la même ligne de dialogue, et encore moins un meuble accessible au bon vouloir des joueurs. C’est un individu ayant sa propre personnalité, ses propres obligations, ses propres intérêts et sa propre histoire.

En conséquence, la jauge de Tolérance va être déterminée en fonction de tout ce qui constitue cet individu, indépendamment des personnages pour le moment.

Plus l’interlocuteur sera disposé à parler à la compagnie, plus cette jauge augmentera. De nombreuses raisons peuvent amener un PNJ à être relativement inaccessible et à procurer une jauge faible :

  • des émotions fortes et passagères comme la détresse, la tristesse, la colère… rendant le PNJ plus facilement irritable.
  • des traits de caractère persistant comme l’hyper-sensibilité, l’orgueil… créant une distance en amont avec les personnages et leurs arguments.
  • une situation provoquant l’inaccessibilité ou l’urgence, et empêchant le PNJ d’être accessible suffisamment longtemps.

Ainsi, la Rencontre est dors et déjà replacée dans un contexte, d’après les capacités d’écoute et le caractère d’un interlocuteur, offrant à la fois un cadre et un défi supplémentaire à gérer pour les personnages.

Les origines des personnages et leur réputation

Cette jauge va ensuite être modifiée par la compagnie elle-même à travers deux points :

  • les pré-jugés de l’interlocuteur envers les cultures des personnages,
  • les préférences vis-à-vis d’un type de réaction aux événements.

Pour le premier point, il faut déterminer si le PNJ a une réaction particulière aux cultures de la compagnie. Il peut s’agir d’une haine ancestrale, ou au contraire d’une sympathie particulière… chacune de ces réactions notables (s’il y en a) va engendrer bonus et malus à cette jauge. Un interlocuteur face à un représentant d’un peuple allié sera sans doute plus enclin à discuter que face à des rivaux de toujours. Mieux encore, un personnage de la même culture que l’interlocuteur et disposant d’un prestige améliorera cette jauge.

Pour le deuxième point, choisissez si le PNJ accorde plus d’importance à la Sagesse ou la Vaillance. On utilisera alors la plus haute valeur dans la compagnie comme dernier bonus à la Tolérance, traduisant la concordance de l’état d’esprit de l’interlocuteur et de la compagnie, une sorte d’affinité naturelle et individuelle.

La mise en place est terminée, nous passons à la Rencontre en elle-même.


Jouer la Rencontre

Introduction

Là commence roleplay et jets de compétences. Les personnages sont susceptibles de saisir l’humeur de leur interlocuteur et de l’audience, et utiliser ces informations pour modifier leurs approches et leurs propos. Cela se traduit par un jet d’Intuition qui pourra procurer des dés bonus à utiliser lors de la Rencontre.

Cela fait, la Rencontre va se dérouler en deux phases distinctes afin de bien représenter la codification des échanges :

  • une phase de présentation,
  • une phase de discussion.

Présentations

Dans cet univers, les coutumes sont essentielles pour ne pas passer pour un orque. L’une de ces coutumes est la nécessité de se présenter, de s’identifier auprès de son interlocuteur.

Dans un univers où les peuples sont éloignés les uns les autres, croiser des inconnus est un danger potentiel. Dès lors, s’annoncer devient essentiel pour donner une première idée de ses intentions à ses auditeurs. On n’aborde pas un individu en tentant directement de lui soutirer des informations.

Souvenez-vous de Gimli répondant avec agressivité à Eomer lors de leur première rencontre, puis Aragorn prendre le rôle du porte-parole pour reprendre en main la scène.

L’Anneau Unique propose donc, pour une première Rencontre au moins, deux options :

  • désigner un personnage porte-parole,
  • choisir que tout le monde se présente soi-même.

Ce choix est important, car seules les personnes présentées correctement pourront passer à la phase suivante.

Discussion

C’est le cœur de la Rencontre. Chaque fois qu’un personnage présentera une idée à son interlocuteur, il lui faudra déterminer son approche. C’est là un point important des règles à mon sens, car c’est là que les joueurs vont réellement jouer leur personnage.

Par approche – ou « posture » pourrait-on dire (à la manière des postures de combat) – j’entends le choix d’une compétence sociale, entre : chant, présence, inspiration, énigme, persuasion…

Une même idée peut être dite de différentes manières, et l’interlocuteur va percevoir cette idée différemment en fonction de l’approche choisie.

On en revient à la personnalité de l’interlocuteur et au contexte de la Rencontre. On va se fier à ces deux données pour fixer la difficulté du jet. Le PNJ est-il sensible à la Courtoisie et à la bien-séance ? Est-il plutôt franc et direct ? Il y a donc toute une stratégie pour les joueurs à mettre en place : puisque prendre la parole implique un jet de dé, autant bien choisir la compétence.

Évaluation des approches

Le résultat du jet de dés est sujet à interprétation pour le Gardien des Légendes. Chaque fois qu’une approche est choisie pour avancer une idée, une réussite ou échec est possible. Mais qu’est-ce que cela signifie ?

Un échec n’indique pas forcément que l’interlocuteur n’a pas été convaincu. Cet échec qui va diminuer la jauge de Tolérance veut uniquement dire que quelque chose s’est mal passé. Peut-être le personnage a-t-il utilisé un mot ou manifesté un tic vocal (raclement de gorge, bégaiement, etc) qui a agacé son interlocuteur ?

Autre contraire, une réussite devrait signifier que l’idée a été adoptée (sauf contradiction avec le scénario ou le personnage… les joueurs ne parviendront jamais à empêcher Saroumane de s’intéresser à l’Anneau par exemple, peu importe le résultat et la compétence utilisée).

Le résultat du jet indique la façon dont l’interlocuteur reçoit l’idée, pas son acceptation ou son refus !

Un interlocuteur qui serait déjà convaincu de ce que leur dit la compagnie pourrait justement être agacé qu’on le lui assène. Ou bien, les échecs pourraient représenter l’échelle du temps pour un interlocuteur dans l’urgence. Le dépassement de Tolérance indiquerait donc que le temps est écoulé.

Les résultats et l’évolution de la Tolérance sont sujets à interprétation, n’hésitez pas à varier en fonction des cas qui se présentent, afin de coller à la scène !


Conséquences de la Rencontre

Lorsque la Rencontre est terminée, parce que la Tolérance a été dépassée ou parce que la compagnie en a fini, les règles nous proposent un sous-système supplémentaire afin de tirer les conséquences des jets.

Tout au long de la Rencontre, les réussites doivent être notées. À son terme, le nombre de réussites indique un degré de progression dans la discussion.

Les règles prévoient qu’en fonction des réussites, les personnages acquièrent plus ou moins de réponses à leurs questions. Mais j’ai envie d’aller encore plus loin : le degré de réussite (ou d’échec) d’une Rencontre détermine l’évolution de la relation entre l’interlocuteur et la compagnie.

En effet votre PNJ se rappellera cette Rencontre, si elle s’est bien passée ou non. Et la Tolérance de la prochaine Rencontre pourrait en être altérée.

Et même, ce degré de réussite pourrait déclencher des conséquences narratives secondaires ! (une mauvaise Rencontre avec un personnage éminent pourrait provoquer votre surveillance ?)

Bref, à nouveau, un outil permettant d’aller au-delà de l’objectif principal de la Rencontre. L’Anneau Unique nous propose donc de penser les interactions sociales avec plus d’importance, plus d’enjeux, plus de conséquences et c’est un grand atout à mon avis. Je sens que les joueurs et MJ s’inquiètent facilement du fait d’appliquer des jets de compétence à chaque idée dans une discussion. Pourtant je trouve qu’ici, c’est totalement justifié et intéressant !

Les joueurs ne sont pas seuls garants de ce qu’ils disent. Leurs personnages, leurs caractères, leurs histoires, le sont bien plus ! C’est peut-être forcer un peu la main, et interdire au joueur une interprétation totalement libre, mais c’est au prix d’une simulation passionnante qui sera tout aussi intéressante si on accepte de jouer le jeu.


Exemple : la quête filiale de Faramir

Essayons de traduire tout cela via un exemple. Pour cela, nous allons utiliser une scène issue de l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson, concernant le triangle relationnel entre Denethor et ses deux fils, sous l’angle de la relation spécifique entre le père et son plus jeune fils, Faramir.

Déterminer la Tolérance

Boromir le champion, le héros, le capitaine, le fils prodigue, a mené l’armée qui a repris Osgiliath des mains de l’ennemi. Faramir son jeune frère, a participé à cette victoire et ensemble, ils célèbrent joyeusement cet exploit.

L’Intendant du Gondor arrive pour féliciter son fils aîné qu’il chérit par-dessus tout et pour lui confier une mission très secrète et très importante. Embrassant Boromir et l’adulant, Faramir s’avance, désireux d’être reconnu lui aussi comme son fils, digne d’être aimé, et pourtant si souvent rabaissé par son père qui ne voit en lui qu’échec et frustration.

Faramir sera notre principal personnage ici. Il vient demander l’affection de son père Denethor, qui est donc l’interlocuteur à qui quelque chose est demandé. Nous pouvons considérer Boromir comme une aide pour Faramir.

Pour déterminer la Tolérance de Denethor nous avons donc les éléments suivants (les « + » représentant des bonus et les « – » des malus à la Tolérance) :

  • C’est un jour de victoire important +
  • C’est son fils aîné qui symbolise cette victoire +++
  • Denethor est pressé et inquiet par la mission qu’il va confier à Boromir, il ne vient d’ailleurs que pour cela —
  • Denethor est en pleines réjouissances avec Boromir et chérit cet instant d’intimité : il ne souhaite pas être dérange –
  • Il nourrit depuis longtemps un ressentiment pour Faramir, et ne souhaite pas du tout lui adresser la parole —
  • On peut considérer que le Prestige de Faramir et Boromir sont importants, mais ne semble pas jouer de rôle pour cette Rencontre (ils sont identifiés dans cette scène avant tout comme fils, plus que comme sujets du Royaume). +-

Notre cher Faramir part donc bien mal dans sa demande d’affection, puisque la jauge de Tolérance de Denethor sera a priori très basse…

La (très courte) Rencontre

Nous pourrions passer les Présentations puisque les protagonistes se connaissent évidemment. Mais nous pourrions aussi envisager cette phase comme l’introduction de Faramir dans la scène.

Faramir se présente à son père comme un fils en demande, attendant son tour pour être embrassé. On peut imaginer que Faramir utilise souvent cette approche pour parler à son père, puisque sa demande est grande et claire : il voudrait son affection. Peut-être utilise-t-il sa compétence Inspiration, dans l’espoir de le voir adopter une attitude paternelle avec lui ? Malheureusement, c’est une posture qui agace Denethor encore plus car dans son esprit, cet état enfantin et désarmé va de paire avec ses échecs militaires. La difficulté augmenter largement, le jet échoue. La Tolérance baisse dès la Présentation.

S’en suivent des mots déjà blessants de son père.

Faramir tente alors de se défendre en invoquant des effectifs trop réduits, ce qui est un argument pragmatique (compétence Persuasion). Denethor semble entendre l’idée, mais son aversion pour Faramir est trop grande et préfère mentionner son frère aîné comme exemple à suivre. La Tolérance baisse.

Boromir intervient alors pour susciter lui aussi l’amour de son père pour son jeune frère, blessé par cette impasse. Boromir s’essaie aussi à la compétence Inspiration, mais le vieil Intendant cherche avant tout des hommes efficaces qui ne se trouvent pas d’excuse. De la Vaillance, du courage. Car la Sagesse, Denethor estime la posséder, et tout représentant de Sagesse est un rival ou un obstacle pour lui. Faramir a toujours privilégié la Sagesse, bien qu’il ne manque pas de Vaillance. La Tolérance baisse encore.

Enfin Denethor en vient à la mission à confier à Boromir. Celui-ci semble réticent dans un premier temps, et Faramir tente de changer d’approche par la Présence, en tentant de s’imposer comme l’homme de la situation. Mais son jet est un échec, et Denethor voit clair dans sa tentative désespérée de monter dans son estime. La Tolérance baisse une dernière fois, la discussion se termine abruptement. C’est Boromir qui partira.

Pendant cette Rencontre, le ressentiment de Denethor pour son deuxième fils n’a fait qu’augmenter, et sa prochaine Rencontre n’en sera donc que plus difficile. D’autre part, Faramir n’a pas du tout reçu ce qu’il cherchait par cette Rencontre. C’est un échec cuisant. En même temps, avait-il une seule chance, peu importe son approche et malgré qu’il en ait tenté plusieurs ?

Voyez comment une Rencontre basée sur une stratégie d’approches peut enrichir une partie. Cela nécessite de réfléchir en profondeur au PNJ qui sera l’interlocuteur et de créer des obstacles et des enjeux, comme dans un combat ou un voyage, mais de la sorte, une Rencontre peut devenir un réel défi épique.

3 réflexions sur « Rencontres : gérer les interactions »

  1. Encore un excellent article, Ecorce ! J’ajouterai éventuellement qu’il est souvent utile de déterminer à l’avance (juste après les introductions) quelles sont les intentions des joueurs dans le cadre de cette rencontre et l’objectif qu’ils veulent atteindre, afin d’évaluer par la suite:
    – s’ils obtiennent ce qu’ils veulent
    – les conditions attachées à l’obtention de ce qu’ils veulent
    – l’impression globale laissée à l’interlocuteur (je réfléchis à éventuellement faire baisser la tolérance d’une future rencontre si trop de points de tolérance ont été perdus, en revanche cela nécessite de conserver cette information pour les PNJ les plus importants

    Se pose aussi la question de savoir si on laisse les joueurs faire leur roleplay, et c’est ensuite le MJ qui décide la compétence à tester, ou l’inverse avec le joueur qui propose une compétence avant de faire son roleplay (personnellement je préfère la première approche, elle encourage les joueurs à mieux incarner leur personnage en fonction de leurs forces ou faiblesses).

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    1. Salut Tom ! 🙂

      Je n’ai pas parlé de la notion d’Objectif de Rencontre, c’est vrai !
      Dans ma manière de gérer les rencontres, j’ai tendance à d’abord les laisser faire, puis à essayer de clarifier avec eux en cours de routes leurs intentions, ce qu’ils souhaitent obtenir (comme information ou réaction). Je ne mécanise pas trop cet aspect.

      Pour ce qui est de la priorité roleplay/compétence, je les laisse d’abord dérouler leur roleplay pour bien comprendre leurs intentions, puis on détermine ensemble la bonne compétence (j’essaie de les rendre autonomes dans leur choix de compétence, je me contente de trancher si besoin, et tout le monde autour de la table peut donner son avis). En ce sens, je crois qu’on fonctionne de la même façon. 🙂

      Au plaisir de te relire ici ou ailleurs.

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